CHAPITRE VI
Su-pra Callonn, pra Toranch, les quatre fras serviteurs et les deux Reskwins avaient été enfermés dans un conteneur de débarquement en compagnie de deux officiers et de trente soldats parteks. Cela faisait maintenant plus de dix heures qu’ils attendaient leur éjection dans l’espace. Leur départ avait été différé à cinq reprises à cause de la tempête qui agitait la surface liquide d’Ewe.
Une suffocante odeur de chitine, d’urine et de vomi imprégnait l’air confiné du compartiment. Les hommes avaient reçu pour consigne de se tenir prêts à tout moment et leurs harnais de sécurité les empêchaient de se lever pour satisfaire leurs besoins organiques.
— Ce maudit rajiss regrettera de nous avoir laissés moisir dans cette botte en fer ! maugréa l’Ultime. Je lui réserve une place de premier choix dans un four à déchets.
Les soldats se retournaient de temps à autre pour jeter, par-dessus leur épaule, des regards à la fois intrigués et inquiets sur les deux Reskwins qui occupaient avec les ecclésiastiques la dernière rangée de sièges.
Les claquements de mandibules des mutants, leurs chuintements, leurs sifflements, le noir insondable de leurs yeux globuleux, les incessants mouvements de leurs membres supérieurs terminés par des sortes de pinces à quatre doigts et le Dard Pourpre holographique inséré dans la cuirasse protégeant leur abdomen inspiraient une terreur incommensurable aux Parteks.
Par un hublot latéral, Su-pra Callonn apercevait quelques-uns des vingt autres conteneurs alignés dans la soute du vaisseau.
Connaissant l’aversion de l’Ultime pour les transferts spatiaux, le rajiss avait pris un malin plaisir à lui expliquer qu’il devrait franchir à bord de ce tas de ferraille les cinq cents kilomètres qui séparaient les vaisseaux de la surface d’Ewe.
— Ils sont munis de boucliers thermiques qui interdiront un échauffement brutal lors de votre entrée dans l’atmosphère ewan, avait dit Abn-Falad avec un petit sourire. Ce qui signifie, Votre Grâce, qu’ils ne devraient pas se transformer en fours à déchets… En théorie du moins, car nous ne les avons encore jamais essayés ! Ils sont également censés flotter à l’issue de leur amerrissage. Munis de moteurs auxiliaires, d’instruments de bord, de grappins magnétiques et de passerelles, ils permettront à nos soldats de prendre pied sur les corolles des cheminées et d’apprêter notre dispositif.
— Qu’ai-je à voir avec vos manœuvres militaires ? s’était emporté l’Ultime.
Le rajiss l’avait toisé avec mépris.
— Que pense votre Idr El Phas de ses soldats qui refusent le combat ?
— Nous ne sommes pas des guerriers, rajiss, mais des missionnaires, des êtres pacifiques qui ne s’intéressent qu’à l’âme de nos frères humains.
— Les préoccupations de votre Berger Suprême me semblent moins idéalistes que les vôtres. Il sait que la conquête des âmes passe d’abord par la conquête des terres. Ewe ne vous tombera pas toute rôtie dans le bec, Votre Grâce : vous devrez la mériter, autant que mes soldats les richesses de la terre intérieure !
Su-pra Callonn s’était abstenu de répliquer. La veille, pra Toranch avait passé plusieurs heures à tenter de le convaincre que l’incorporation dans la première vague d’assaut représentait peut-être la chance de leur vie. L’Ultime avait d’abord refusé de l’écouter, car il n’entrait pas dans ses attributions de porter le fer dans les rangs ennemis, puis, lorsque son secrétaire lui avait affirmé « de source sûre… » que la conquête de la terre intérieure d’Ewe s’effectuerait sans le moindre risque, il avait condescendu à lui prêter une oreille attentive : ils pourraient exploiter le désordre engendré par l’offensive militaire pour lancer les Reskwins à la recherche du mystérieux pilote dont le module hypsaut avait sombré dans l’océan Immaculé quelques jours plus tôt.
— Les Reskwins n’ont aucun moyen d’identifier Rohel Le Vioter, avait objecté l’Ultime.
— Je me suis renseigné auprès d’un ami qui travaille au laboratoire génétique d’Orginn, avait répondu pra Toranch. On a retrouvé des cheveux et du sang de Rohel Le Vioter sur la planète Elmir, dans la maison de l’hérétique qui l’a recueilli, soigné et qui a modifié sa conformation cérébrale pour lui permettre d’échapper aux sphères d’inquisition mentale. Même si je ne suis pas spécialiste, je puis vous dire que les biologistes ont inclus les informations cellulaires du déserteur dans le cerveau des Reskwins de la dernière génération. Les deux spécimens qui nous accompagnent sont équipés de ce programme : ils peuvent détecter la présence de Rohel Le Vioter dans un rayon de cent kilomètres et fondre en silence sur lui pour lui injecter leur venin paralysant. Mon ami biologiste m’a assuré que leur flair – je devrais plutôt parler de sensibilité ou d’aimantation organique – est fiable à cent pour cent. Nous saurons très rapidement si ce pilote inconnu est notre homme, Votre Grâce. Nous avons tout intérêt à nous mêler aux premiers soldats qui fouleront le sol de la terre intérieure d’Ewe. Notre manège aurait peut-être attiré l’attention d’Abn-Falad. Le tyranneau partek a de nombreux défauts, mais il n’est pas idiot : il sait que le Chêne Vénérable recherche activement le déserteur du Jahad pour récupérer la formule. Le palais épiscopal a témoigné d’une grande imprudence en révélant l’existence du Mentral aux administrateurs cyniques…
— Mesurez vos paroles, pra ! Chacune des décisions de Gahi Balra, notre Berger Suprême, est frappée du sceau de l’infaillibilité.
— Le Souverain Pontife a certainement eu de bonnes raisons d’agir de la sorte, Votre Grâce. Je ne remets pas en cause le dogme, je dis seulement que nous devons faire preuve d’une extrême circonspection si nous ne voulons pas que la formule tombe entre des mains impies.
Le secrétaire avait enveloppé son supérieur hiérarchique d’un regard à la fois complice et douloureux. Pra Toranch avait fini par éprouver une affection bourrue pour Su-pra Callonn, peut-être parce que, comme lui, l’albinos déclenchait une répulsion immédiate chez ses interlocuteurs. Des cils blancs, des yeux rouges, une peau diaphane et des dents jaunes n’étaient pas les meilleurs atouts pour conquérir le ministère suprême, dessein plus ou moins déclaré de tous les Ultimes. À ce physique repoussant il convenait d’ajouter une intelligence moyenne et un défaut de sang-froid qui le desservaient dans les moments difficiles. Sans compter le mal de l’espace, qui transformait ses voyages en redoutables épreuves physiologiques et le plaçait parfois – souvent – dans des situations humiliantes.
De lucidité, en revanche, pra Toranch n’en manquait pas. Ses origines galactiques l’ayant condamné à demeurer un pra, un secrétaire, pour le restant de son existence, il avait décidé de prendre le pouvoir par procuration, d’utiliser Su-pra Callonn comme un pion du jeu de checks. Il avait uni son destin à son frère de laideur, pour le meilleur et pour le pire, mettant à son service sa formidable intelligence et son immense culture – se demandant souvent s’il avait effectué le bon choix.
Pra Toranch savait également que son partenaire, s’il réussissait à se hisser sur le trône de Berger Suprême, se débarrasserait de lui à la première occasion : les compagnons des jours difficiles, les détenteurs des inavouables secrets, deviennent des ombres embarrassantes dès lors qu’on se dresse dans la lumière éclatante d’Idr El Phas. Le secrétaire n’en avait cure. Il lui suffirait d’avoir été l’instrument secret de l’ascension de l’albinos d’Orginn, il s’estimerait vengé de sa disgrâce physique et de la loi de Préférence galactique qui lui avait interdit de postuler à la dignité suprême, il pourrait s’effacer en paix. Il espérait simplement que la reconnaissance du nouveau Souverain Pontife lui épargnerait le calvaire du four à déchets.
— Départ dans cinq minutes, grésilla une voix par le haut-parleur du conteneur. Départ dans cinq minutes… Départ dans cinq minutes…
Un silence tendu ensevelit le compartiment. Les intestins de Su-pra Callonn se nouèrent, un goût de fiel lui envahit la bouche. Au prix de multiples contorsions, pra Toranch sortit le bras de son harnais et lui posa la main sur l’épaule.
— Courage, Votre Grâce : que représentent quelques heures de désagrément en regard de la gloire d’Idr El Phas ?
L’Ultime ne l’écoutait plus, refermé sur sa nausée, le regard fixé sur le plancher métallique qui se rouillait par endroits.
*
Le déploiement du parachute freina brutalement le conteneur. Le petit appareil, muni d’un moteur autonome de poussée atmosphérique, avait pénétré sans encombre dans l’atmosphère d’Ewe. La chaleur avait grimpé de plusieurs degrés, des étincelles rougeoyantes avaient giflé les hublots, mais la température était restée supportable. Les sifflements du vent sur le fuselage avaient supplanté le ululement du moteur, et il était tombé en chute libre pendant un temps qui avait paru interminable à Su-pra Toranch. L’Ultime s’était demandé avec angoisse si ce tas de ferraille aurait l’énergie suffisante pour s’arracher à l’attraction planétaire et regagner la soute du vaisseau que le rajiss partek lui avait attribué. Il n’avait pas osé s’ouvrir de son inquiétude à son secrétaire, de peur, en desserrant les lèvres, de répandre tout le contenu de ses entrailles. Il s’était raccroché à l’idée qu’une fois la conquête achevée les navettes de transfert, plus performantes, plus fiables, viendraient à leur tour se poser sur les rochers des cheminées et le ramèneraient à bon port.
Le conteneur traversait maintenant une épaisse couche nuageuse et de fines gouttelettes se pulvérisaient sur les vitres des hublots. Seuls les deux Reskwins ne semblaient pas incommodés par le remugle qui régnait dans le compartiment. À chaque fois qu’une secousse agitait l’appareil, leurs élytres se déployaient entre les interstices des harnais et leurs antennes ondulaient comme des herbes soufflées par la brise.
Les traits des officiers et des soldats se tendaient au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la surface d’Ewe. On leur avait promis cette guerre depuis leur tendre enfance. Ils prenaient conscience que le jour attendu depuis des siècles était enfin arrivé, que le paradis aquatique autrefois dérobé par les Ewans serait bientôt restitué à ses propriétaires légitimes. Ils avaient préparé l’invasion avec le plus grand soin, chacun d’eux répétant jusqu’à l’écœurement le rôle qu’on lui avait confié. Avant de jouir de la richesse de la terre intérieure, ils comptaient bien s’abreuver du sang des félons qui les avaient contraints à vivre pendant des siècles sur un monde brûlant, ingrat. Ils feraient couler un fleuve empourpré qu’absorberait peu à peu l’eau, leur déesse restituée.
Le conteneur déboucha sous la chape nuageuse. De nombreux soldats ne purent refréner plus longtemps leur curiosité. Ils se défirent de leur harnais et se massèrent près des hublots. Les deux officiers leur enjoignirent de regagner leur place mais, constatant que leurs hommes ne les écoutaient pas, ils finirent par les imiter.
Le tableau qu’ils découvrirent en contrebas les stupéfia : aussi loin que portait leur regard, la masse liquide de l’océan couvrait la surface de la planète. Le spectacle grandiose de ce désert aquatique les émerveillait, les emplissait à la fois d’admiration et d’appréhension. De longues stries blanches naissaient et mouraient en un cycle sans cesse renouvelé. L’eau, cet élément si rare et si précieux sur Part-k, se contorsionnait comme une interminable échine. Des collines grises se formaient çà et là, s’écroulaient dans un fracas d’écume, se reconstituaient un peu plus loin.
Ils repérèrent les taches claires des rochers et la cannelure sombre d’une cheminée. Selon les estimations des topographes parteks – confirmées par les études des administrateurs cyniques –, Ewe comptait cent quarante-neuf bouches qui aspiraient l’oxygène de la surface et le transportaient, via d’étroits conduits, jusqu’à la terre intérieure.
Ils aperçurent également une embarcation circulaire qui se dirigeait vers les récifs, pourvue en son centre d’une bulle transparente. Ils virent des silhouettes s’agiter derrière la paroi de verre – ou d’une matière approchante – et portèrent instinctivement la main à la crosse de leur vibreur mortel.
Des Ewans.
À première vue, rien ne différenciait les Parteks de ces représentants d’une race dix mille fois maudite, hormis peut-être l’extraordinaire facilité avec laquelle ils gardaient l’équilibre sur le plancher instable de leur minuscule embarcation. Ils n’étaient pas nombreux, quatre ou cinq, et, déjà excités par la perspective de l’affrontement, les soldats poussaient de petits jappements aigus.
— Nos chers alliés sont pressés de boire le sang de leurs ennemis, soupira pra Toranch. Nous devrions faire pression sur les administrateurs cyniques pour les contraindre à se convertir au Verbe Vrai.
— Pourquoi les administrateurs cyniques nous accorderaient-ils cette faveur ? répliqua Su-pra Callonn, oubliant ses tourments intestinaux. Ils sont eux-mêmes réfractaires à la Révélation.
— Ils savent faire la différence entre leurs intérêts et leurs convictions… Tout comme notre Berger Suprême… Les Parteks vont bientôt se rendre compte que l’eau, abondante sur Ewe, n’est ni une déesse ni même un objet de culte. Leur religion s’effondrera comme un château bâti sur le sable et les Cyniques ne verront aucun inconvénient à ce qu’ils épousent la Foi du Chêne Vénérable : d’une part, Hamibal ne refusera pas ce plaisir à ses indispensables alliés, d’autre part, il ne fera qu’anticiper sa propre conversion.
La voix synthétique retentit par le haut-parleur et domina le brouhaha.
— Amerrissage dans trente secondes… amerrissage dans trente secondes… Veuillez regagner vos places et boucler vos harnais de sécurité…
Les soldats s’arrachèrent à regrets à leur contemplation et regagnèrent leur siège.
*
Des dizaines d’appareils de forme carrée amerrirent autour de la naville de l’équipe de surveillance de la cheminée Seize. La tempête qui avait soufflé sans discontinuer depuis trois jours avait empêché les veilleurs de regagner le port. Ils avaient passé deux nuits inconfortables dans la cabine de pilotage et, au moment où ils pouvaient enfin envisager leur retour, les gros oiseaux métalliques, surmontés de leurs parachutes comme autant d’aigrettes déployées, avaient déchiré le manteau nuageux et s’étaient posés l’un après l’autre sur les flots apaisés.
— Les Parteks ! s’était exclamée la torce de l’équipage, une femme au visage ridé, aux cheveux gris coupés court et à la silhouette élancée. À la cheminée, vite ! Nous devons prévenir les ventreux de toute urgence !
Elle était d’autant plus inquiète qu’elle n’avait communiqué avec aucun mammifère marin durant leur tour prolongé de surveillance. Elle se demandait si les géants de l’Immaculé ne s’étaient pas retirés dans les fosses abyssales et n’avaient pas abandonné les enfants du ventre d’Ewe à leur sort.
La naville avait engagé une course de vitesse contre les engins de débarquement parteks qui l’environnaient, mais ces derniers, pourvus de moteurs nettement plus puissants, avaient rentré leur parachute et manœuvré de manière à lui couper la route. Le pilote cherchait des passages entre les flancs métalliques qui formaient, en convergeant, une muraille de plus en plus dense, de plus en plus difficile à franchir.
Harcelés par le vent, les nuages désertaient la plaine céleste et la lumière de Bélem-Ter tombait en colonnes bleutées sur le moutonnement infini.
Un choc à la poupe ébranla la naville. Lancé à toute allure, un navire partek avait percuté de plein fouet la frêle embarcation. Massif, cuirassé, bardé d’arceaux de renforcement qui constituaient autant de rostres, il avait ouvert une importante brèche au bas de la coque.
La naville ne coula pas, car l’eau ne s’engouffrait que dans l’un des quatre caissons étanches de la carène, mais, lestée d’un côté, elle ne réagissait plus aux tours de roue du pilote et tournait sur elle-même comme une toupie.
— Je ne la contrôle plus ! hurla le pilote.
Les hommes d’équipage et la torce virent avec effroi le conteneur partek les aborder. Des sas latéraux s’ouvrirent du haut vers le bas, brisèrent comme du bois mort les trois barres du bastingage de la naville, s’écrasèrent violemment sur le pont, se transformèrent en passerelles sur lesquelles se ruèrent les soldats parteks, coiffés de turbans verts et vêtus d’uniforme gris.
— Les fusils-harpons ! cria la torce.
Les hommes d’équipage se précipitèrent vers la trappe de la réserve des armes, mais les Parteks brisèrent la porte à coups de crosse, se ruèrent à l’intérieur de la cabine et les couchèrent en joue.
— Ne tirez pas ! glapit un officier. Inutile de vider les magasins d’énergie de vos armes… Nous prélèverons leur sang à l’arme blanche.
Il dégaina un poignard à la lame sinueuse et, la bouche déformée par un rictus, s’avança vers la torce.
Jusqu’au dernier moment, elle avait espéré que les cétacés surgiraient des profondeurs océanes pour leur porter secours, comme ils avaient sauvé leurs ancêtres lors du naufrage de l’Ewe, mais les seules formes visibles entre les vagues étaient les angles agressifs et les hublots ovales des navires assaillants. Elle savait qu’elle n’avait aucune clémence à attendre des Parteks, ces ennemis qui avaient de tout temps hanté l’inconscient collectif de son peuple. Malgré la peur qui lui glaçait les veines, elle s’apprêta à mourir avec dignité.
Le chef d’équipage voulut s’interposer entre l’officier et la torce, mais le Partek détendit son bras comme un ressort et, de la pointe de sa lame, lui incisa le ventre sur toute sa largeur. L’Ewan resta immobile pendant quelques secondes, les yeux agrandis par l’horreur. Ses mains volèrent vers la plaie béante mais n’empêchèrent pas ses organes de se répandre. Il tomba à genoux. Une odeur fétide se diffusa dans les effluves salins.
L’officier entailla le cou du chef d’équipage, plaça, sous le filet carmin, le gobelet métallique qu’il avait dégagé de la poche de sa veste et, renversant la tête en arrière, but le sang tiède avec la solennité requise. Puis il ordonna à ses soldats de rendre leur propre hommage à la Déesse. À tour de rôle, ils lardèrent de coups de poignard le corps désarticulé qui gémissait sur le plancher et prélevèrent quelques décilitres de son sang en évitant de toucher les organes vitaux. Ce geste symbolique marquait le véritable commencement de la conquête du paradis aquatique et ils prolongeaient autant que possible la vie de leur victime pour mieux savourer l’émotion, le plaisir de l’instant.
— Achevez-le, maudits chiens ! gronda la torce.
Les yeux de l’officier luirent comme des braises vives. Son visage brun, sec, émacié, semblait avoir été sculpté par un vent tourmenté.
— Sur Part-k, les femmes n’ouvrent la bouche que lorsqu’on les y autorise !
— Les lois parteks ne concernent pas Ewe ! répliqua la torce.
Elle avait hurlé pour couvrir les vociférations des soldats, les râles du blessé, les grondements des vagues, les ronronnements lointains des moteurs.
— Nous venons reprendre le paradis que vous nous avez jadis dérobé, murmura l’officier avec une étrange douceur dans la voix.
— Nos ancêtres ont fait naufrage sur ce monde et les mammifères marins les ont guidés vers les cheminées. Nous n’avons rien volé à personne.
L’officier promena la lame de son poignard sur la gorge de la torce.
— Sur Part-k, cette langue de serpent ne s’agiterait plus depuis bien longtemps…
— Qu’est-ce que tu attends pour repartir sur ton monde ? Tu pourras y couper autant de langues qu’il te plaira !
Les traits du Partek se durcirent. Le chef d’équipage baignait dans une mare de sang, mais il respirait encore. Les soldats plongeaient leur poignard dans ses jambes, dans ses flancs, dans ses bras, marmonnaient les paroles rituelles avant de recueillir le sang et de tremper les lèvres dans leur gobelet personnel.
— J’aurais pu te tuer d’un seul coup de poignard, reprit l’officier. Ton insolence te vaudra quelques faveurs.
Il fit signe à ses hommes de s’occuper des trois autres veilleurs de surface, tétanisés près de la roue. Les Ewans ne cherchèrent même pas à se protéger de la grêle métallique qui s’abattit sur eux. D’abord frappés aux jambes, ils s’effondrèrent l’un après l’autre sur le plancher et ne furent plus bientôt que des corps ivres de souffrance rampant comme des insectes maladroits aux pieds de leurs bourreaux. Les Parteks entreprirent de les dépecer vivants, de leur ouvrir l’abdomen et d’en extraire les intestins, un morceau de foie, la rate, le pancréas… Ils leur tranchèrent ensuite les organes sexuels qu’ils leur enfournèrent dans la bouche.
— Soyez maudits jusqu’à la fin des temps ! souffla la torce.
L’officier la gifla de toutes ses forces puis, alors qu’elle tentait de reprendre ses esprits, il commença à lacérer méthodiquement sa combinaison. À chaque fois qu’elle regimbait, il lui assenait une nouvelle gifle qui l’envoyait heurter la cloison. Saoulée de coups, en larmes, elle finit par se résigner.
Lorsqu’il l’eut entièrement dénudée, il se recula et contempla un long moment son corps flétri, ses seins affaissés, ses flancs squelettiques, ses clavicules saillantes, son ventre creux, ses hanches pointues, sa toison pubienne clairsemée, ses cuisses maigres. Il se rendit alors compte que c’était une ancienne, une grand-mère peut-être, et lui revint en mémoire un dicton de Part-k qui vouait les tueurs de vieillards à la sécheresse éternelle. Puis il se souvint que cette femme était une ennemie, une usurpatrice, et il raffermit sa résolution. Toutefois, comme il ne pouvait décemment envisager de lui planter son épée de chair entre les cuisses – il n’allait tout de même pas répandre sa précieuse semence dans une terre désertique –, il se contenterait de lui enfoncer la lame de son poignard jusqu’à la garde et de la lui laisser à l’intérieur jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement vidée de son sang.
Comme les animaux égorgés lors des grandes fêtes de la fécondité.
Les cent conteneurs chargés de l’obturation de la cheminée Seize se disposèrent autour de la corolle rocheuse. Les têtes des grappins magnétiques jaillirent de bouches latérales comme des langues de batracien et se fixèrent sur les premières lignes des récifs.
Bélem-Ter brillait de tous ses feux dans un ciel entièrement dégagé. L’Immaculé n’était plus qu’une immense nappe lapis-lazuli aux reflets argentés et changeants.
Les soldats parteks se répandirent par les passerelles autour de la faille. Les passagers d’un seul conteneur avaient eu le privilège de verser le premier sang, et les autres, frustrés, se hâtaient d’explorer les moindres recoins de la corolle à la recherche d’Ewans traînant dans les parages.
Mais d’Ewans, ils n’en trouvèrent pas et ils n’eurent pas d’autre plaisir que d’admirer la fissure de la cheminée. Au fond de cette bouche obscure, qui évoquait une vulve, se trouvait la terre intérieure, le paradis promis depuis des siècles, le monde de délices où un ciel vêtu d’or dispensait ses bienfaits pour l’éternité.
Reconnaissables à leurs costumes blancs et à leurs turbans rouges, les techniciens chargés de l’obturation aboyèrent leurs ordres. Houspillés par les officiers, les soldats déchargèrent les amarres flottantes destinées à maintenir l’immense bâche. Avant de gagner le fabuleux éden du ventre d’Ewe, il fallait en déloger ses habitants. Le rajiss avait estimé que la meilleure manière de préparer l’invasion serait d’envoyer du gaz paralysant par les conduits des cheminées. Il ne s’agissait pas d’asphyxier les Ewans, car une conquête ne pouvait se concevoir sans un fleuve de larmes et de sang, mais de les neutraliser jusqu’à ce que les premières vagues d’assaut aient franchi les cheminées.
Abn-Falad avait témoigné en la circonstance d’un remarquable sens de la stratégie : les défenseurs avaient certainement concentré le feu de leurs batteries sur les conduits dont l’étroitesse aurait condamné les assaillants à une mort certaine. Le gazage permettrait donc aux Parteks de massacrer les Ewans lorsqu’ils reprendraient connaissance et de s’emparer sans difficulté de la terre intérieure.
Ces précautions avaient entraîné un surcroît de travail et retardé les opérations mais, maintenant qu’ils se tenaient au bord de cette bouche mystérieuse, intimidante, les soldats prenaient conscience que la décision de leur rajiss leur avait probablement épargné de lourdes pertes. Ils redoublèrent d’ardeur et eurent rapidement installé les amarres flottantes tout autour de la corolle.
— D’après le technicien, le gaz se trouve dans celui-ci, dit pra Toranch en désignant un conteneur que rien, à première vue, ne différenciait des autres.
Su-pra Callonn prit une longue inspiration. L’air de la surface d’Ewe, chargé de sel, lui apparaissait comme le plus délicieux qu’il lui eût été donné de respirer. Lassés d’attendre, l’Ultime et son secrétaire s’étaient aventurés sur les rochers et avaient admiré l’Immaculé, ce miroir ridé d’un ciel bleu et lisse. Pra Toranch, qui s’était renseigné auprès d’un technicien, avait appris qu’on s’apprêtait à obturer la cheminée, ainsi que les cent quarante-huit autres de la planète, et à diffuser un gaz anesthésiant dans l’atmosphère de la terre intérieure.
— La rajiss partek a beau se draper dans son importance, il n’en reste pas moins un être abject ! grommela Su-pra Callonn. Gazer des femmes, des enfants, des vieillards, voilà une étrange conception de la guerre…
— Citez-moi une conception de la guerre qui ne soit pas une abomination, Votre Grâce ! objecta pra Toranch. La guerre pour la possession des âmes n’est elle-même pas toujours exempte d’actes inavouables… Les fours à déchets illustrent à merveille mon propos.
L’Ultime fronça les sourcils et lança un regard mauvais à son subordonné.
— Comment osez-vous comparer les justes châtiments réservés aux hérétiques et les horreurs d’une guerre planétaire ?
— Les Ewans sont des hérétiques, Votre Grâce. Qu’ils périssent sous les coups des Parteks ou dans la chaleur d’un four à déchets, quelle différence ? Le dessein du Chêne Vénérable ne s’embarrasse pas de telles considérations. Idr El Phas se sert des missionnaires pour convertir les âmes, des fras pour organiser l’Église, des Ultimes pour gouverner, et des agents du Jahad pour exécuter les basses besognes. Quant au Berger Suprême, il est tout cela à la fois : compatissant, autoritaire, visionnaire et… cruel !
— Vous avez toujours réponse à tout, pra…
— J’essaie seulement de vous servir au mieux de vos intérêts.
L’Ultime observa son anneau du coin de l’œil. La phriste ne changea pas de couleur, preuve de la sincérité de son secrétaire.
— Mes intérêts, dites-vous… Je ne vois pas comment mon passage sur ce monde…
— Votre Grâce ! Votre Grâce !
Ils se retournèrent et virent approcher un fra missionnaire qui, entravé par le bas de sa bure verte, sautait prudemment de rocher en rocher.
— Les Reskwins, Votre Grâce…
— Eh bien ? s’impatienta l’Ultime. Parlez…
Le missionnaire essuya d’un revers de manche les gouttes de sueur qui perlaient sur son crâne lisse.
— Ils sont devenus fous, Votre Grâce. Ils se sont libérés de leur harnais et s’agitent dans le conteneur comme des fauves enragés. J’ai réussi à refermer le sas avant qu’ils ne puissent s’échapper…
— Et vos trois confrères ?
Le missionnaire haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Leur programmation mentale leur interdit de s’attaquer aux membres de l’Église, affirma pra Toranch.
— Nous devrions aller nous en assurer, proposa Su-pra Callonn. Vous qui avez toujours des théories sur tout, pra, comment expliquez-vous leur comportement ?
Le secrétaire se pencha sur l’oreille de son supérieur pour lui chuchoter sa réponse :
— Rohel Le Vioter, Votre Grâce. Ils ont détecté sa présence.